Depuis le putsch du 1er février, l’armée birmane mène une répression sanglante. Ses cadres se voient comme les gardiens de la nation, l’ultime rempart contre des forces séparatistes qui menaceraient le pays, en particulier les minorités ethniques.
Couché sur le trottoir devant l’hôtel Vista, un trois-étoiles, le tireur embusqué ajuste son tir entre les bars à bières et les restaurants de grillades. Le militaire a été photographié avec son régiment en plein Rangoun, dans le quartier de Sanchaung, jonché de barricades montées par les manifestants contre le coup d’État.
L’image, prise le 2 mars, a beaucoup tourné sur les réseaux sociaux (voir ici). Elle montre des hommes prêts à tuer sous les balcons de la plus grande ville du pays. Une armée avec ses concitoyens en ligne de mire.
Depuis le putsch du 1er février, les militaires mènent, avec l’aide de la police, une violente répression contre leurs opposants (lire ici l’analyse menée par Amnesty International à partir d’une cinquantaine de vidéos). Des tirs à balles réelles, dont certains à la tête, ont fait des dizaines de morts parmi les manifestants qui défient chaque jour la junte.
Plus de deux mille militants, politiques, journalistes ou encore médecins ont déjà été arrêtés ou condamnés, selon l’Association d'assistance aux prisonniers politiques (AAPP). Les forces de sécurité enlèvent les protestataires chez eux à la nuit tombée. Certaines familles n’ont pas de nouvelles depuis des semaines, d’autres retrouvent un cadavre au matin.
L’armée a repris un pouvoir qu’elle n’avait jamais véritablement lâché. La Constitution de 2008, écrite par ses soins, lui garantit les ministères de l’intérieur, de la défense et des frontières, ainsi que 25 % des sièges au Parlement, créant un régime hybride, auquel participait la Ligue nationale pour la démocratie (LND) d’Aung San Suu Kyi, au gouvernement depuis 2016.
La situation semblait tellement confortable pour les militaires que le putsch a surpris nombre d’observateurs – même si l’armée a toujours été imprévisible, comme l’a montré le déménagement soudain de la capitale à Naypyidaw en 2005.
En revanche, la violence étalée dans les rues de Rangoun et Mandalay n’a surpris personne. « La Tatmadaw [nom de l’armée birmane – ndlr] a une longue histoire de violation des droits de l’homme et de brutalité contre son propre peuple, commente John Quinley III, expert en droits humains pour l’ONG Fortify Rights. Les exécutions extrajudiciaires qu’on observe en ville n’ont rien de nouveau pour les minorités kachin, shan ou rohingya. Elles ont déjà vécu tout ça. »
Depuis l’indépendance du pays, en 1948, l’armée birmane mène en effet des guerres interminables, parmi les plus longues au monde, contre des guérillas ethniques basées dans les régions frontalières. Meurtres, torture, viols, enfants soldats, travail forcé… Un laboratoire du pire.
En 2017, le massacre de la minorité musulmane rohingya dans l’État d’Arakan (ouest du pays), qui a fait plus de 6 700 morts d’après Médecins sans frontières (MSF), a rappelé au monde ce dont l’armée birmane était capable en matière d’atrocités, de pillages et de violences sexuelles. Une mission d’enquête des Nations unies a conclu à des « actes de génocide », appelant à traduire les généraux, dont le putschiste Min Aung Hlaing, devant la justice internationale.
Les divisions d'infanterie légère (light infantry divisions), biberonnées au combat, sont les fantassins de cette guerre sans fin. Parachutées dans les confins pour mater les rébellions, ces troupes d’élite sont aujourd’hui déployées dans les rues de Rangoun et Mandalay. Certaines d’entre elles, comme les 33e et 99e divisions, ont participé au massacre des Rohingyas. « Ils effraient tout le monde. La nuit, je les entends crier “Fuck democracy !” ou “Si tu me regardes, tu meurs !” », témoigne Zaw, un habitant de Sanchaung, à Rangoun.
Le chef de l’armée, Min Aung Hlaing, a gagné du galon dans ces bataillons ultra-violents. « La violence fait partie de leur ADN. Ces soldats sont choisis tout jeunes pour leur brutalité et endurcis par les batailles. Ils ne connaissent que le feu », explique un consultant qui a travaillé sur les négociations de paix entre l’armée et les guérillas ethniques. La cruauté imprègne les rangs. Les déserteurs sont pourchassés, frappés, humiliés par leurs camarades. Les familles sont menacées pour tenter de les faire revenir.
Forte de 350 000 hommes d’après les estimations les plus fiables, l’armée est composée principalement de Bamars bouddhistes, l’ethnie majoritaire. Les cadres se voient comme les gardiens de la nation birmane, l’ultime rempart contre des forces séparatistes qui menaceraient le pays et essaieraient « de briser la Tatmadaw » selon Min Aung Hlaing, dans un discours aux futurs officiers de la Defence Services Academy en 2018.
Difficile pour les minorités, vues avec suspicion, d’obtenir des promotions, voire même d’être enrôlées. « Dans les régions ethniques, les militaires, cernés par la jungle, la malaria et des communautés qui les détestent, considèrent tous les hommes comme des combattants ennemis. Femmes et enfants sont des complices. C’est ça, leur vision des minorités ethniques », affirme Kim Jolliffe, chercheur basé à Bangkok. Les Rohingyas sont comparés à des « puces » dans la presse officielle. Pour qualifier les Karens, des soldats birmans parlent de « mycoses ».
Au commencement, l’armée était pourtant née pour libérer le peuple et lutter contre l’oppression. En 1941, alors que la Birmanie vit sous le joug colonial britannique, un groupe d’indépendantistes fondent, avec le soutien du Japon impérial, l’Armée d’indépendance birmane (Burma Independence Army, BIA). À sa tête, le général Aung San, père d’Aung San Suu Kyi.
En 1945, ses troupes changent de camp et rallient la Grande-Bretagne pour négocier l’indépendance. Mais l’engagement avec les Japonais va laisser des traces, dont une certaine fascination pour le modèle nippon des années 1930-1940, fasciste et xénophobe. « Clairement, la Tatmadaw est aujourd’hui l’une des dernières héritières idéologiques de l’armée impériale japonaise », écrit le chercheur Renaud Egreteau dans Histoire de la Birmanie contemporaine. Le pays des prétoriens (Fayard, 2010).
En 1962, le général Ne Win, un ancien camarade d’Aung San, renverse la jeune démocratie birmane pour prendre le pouvoir. C’est le début de cinq décennies de dictature. Le despote purge l’armée de ses minorités ethniques et religieuses.
Dès les années 1970, dans les régions frontalières, ses soldats développent une violente méthode de contre-insurrection appelée les « quatre entailles ». Il s’agit de couper aux rebelles l’accès au recrutement, à l’information, aux financements et à la nourriture. Sous le vernis tactique, c’est une façon d’écraser la population. Ne Win ne cessera de persécuter les siens. En 1988, alors que le peuple manifeste, il menace : « Quand l’armée tire, c’est pour tuer. » Une phrase qui résonne encore dans les rues de Rangoun.
À l’époque, la junte accroît son emprise sur l’économie. Si le montant de sa fortune reste secrète, on sait qu’elle possède des intérêts dans l’extraction minière, l’immobilier, le tabac ou les télécoms, dirigeant deux conglomérats depuis les années 1990, dont Myanmar Economic Holdings Limited (MEHL), qui aurait reversé 13 milliards d’euros de dividendes à des unités militaires entre 1990 et 2011, selon Amnesty International. « Leurs affaires sont florissantes grâce à des décennies de dictature, de corruption et de détournement d’argent public », assure Yadanar Maung, porte-parole du collectif birman Justice for Myanmar.
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Les militaires forment un monde à part. Les soldats vivent avec leurs proches dans des résidences publiques surveillées. Ils ont leurs propres hôpitaux et leurs écoles, où la propagande va bon train.
L’activiste Thinzar Shunlei Yi, fille de militaires, a grandi en vase clos, avant de s’affranchir de cette éducation. « Les gens s’habillaient et parlaient tous de la même façon, se rappelle la jeune femme de 29 ans. L’ambiance était nationaliste. On nous répétait qu’il ne fallait plus jamais être les esclaves des Britanniques. »Beaucoup de Birmans rejoignent l’armée pour échapper à la misère et avoir un emploi fixe, dans un pays où un tiers des habitants vit sous le seuil de pauvreté.
Face aux manifestants, la junte rêve d’un front indivisible. En réalité, des gouffres existent au sein de l’armée, entre les divisions promptes aux exactions et les autres bataillons, mais aussi entre les généraux, nichés dans leurs villas à Naypyidaw, et les recrues fauchées.
L’opposition compte sur les déserteurs pour affaiblir les militaires. Ceux-ci sont rares, mais ils existent. Le 4 mars, un capitaine annonçait sur Facebook qu’il rejoignait le mouvement de désobéissance civile : « Je ne peux pas accepter que nos armes soient utilisées contre la population. » Le fugitif, qui disait prendre d’« énormes risques », aimerait que sa défection inspire : « Même si je suis le premier à m’exprimer, sachez qu’il m’a fallu 33 jours pour me décider. Donc beaucoup d’autres pourraient nous rejoindre bientôt. »
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