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samedi 13 mars 2021

Sciences-Po Grenoble : une semaine de tempête médiatique sur fond d’«islamo-gauchisme»

 L’institut d’études politiques peine à émerger des polémiques alimentées par deux de ses professeurs sur fond de débat national sur la prétendue incursion d’«islamo-gauchisme» dans l’enseignement supérieur et la recherche.

par François Carrel, correspondant à Grenoble
publié le 13 mars 2021 à 11h02

Sciences-Po Grenoble pensait avoir touché le fond après l’affichage non revendiqué, le 4 mars sur ses murs, des noms de deux de ses enseignants accusés d’être des «fascistes» aux penchants islamophobes. Si les auteurs de l’affiche restent inconnus jusqu’ici, la situation a tourné cette semaine au lynchage médiatique pour cet institut d’études politiques (IEP). Sans que sa communauté étudiante et enseignante, tétanisée, ne soit en mesure de calmer la tempête.

L’affiche accusatrice a suscité un tollé national, d’autant que des syndicats étudiants locaux ont relayé momentanément et très «maladroitement» comme l’a reconnu l’Unef, une photo du collage. En plein week-end, le 6 mars, la justice lance une enquête pour «injure publique» et «dégradation» ; des élus de tous bords et des membres du gouvernement s’émeuvent ; les directions de l’IEP et de l’Université Grenoble-Alpes (UGA) condamnent l’affichage tandis que le ministre de l’Intérieur place sous protection policière les enseignants visés.

L’un d’eux, Klaus Kinzler, agrégé d’allemand, s’indigne à visage découvert : la liberté d’expression, en particulier au sujet de l’islam, est selon lui menacée au sein de l’IEP, explique-t-il dans plusieurs interviews aux médias nationaux durant le week-end. Rares sont les professeurs à répondre, et ils le font anonymement : la direction les a exhortés à la plus grande retenue. Lundi, après une AG, ils publient tout de même un communiqué prudent : s’ils condamnent «fortement et fermement» le collage, ils rappellent que les débats «doivent se tenir dans le respect des principes de modération, de respect mutuel, de tolérance et de laïcité».

«Grandes gueules»

Cette réponse voilée à Klaus Kinzler fait référence à son rejet virulent, en décembre, du concept d’islamophobie au sein d’un groupe de travail réunissant des étudiants et l’une de ses collègues, maîtresse de conférences spécialiste du Maghreb colonial et membre du prestigieux Institut Universitaire de France. Lors de cette querelle et de ses suites, le prof d’allemand a franchi plusieurs lignes blanches, sur le fond comme sur la forme, et a été notamment recadré par la direction de Pacte, le labo de recherche en sciences sociales CNRS /Sciences-Po Grenoble /UGA.

Klaus Kinzler intensifie encore sa campagne, enchaînant les interviews «en guerrier», non sans gourmandise. Sur CNews mardi, il dénonce les enseignants-chercheurs incapables de le soutenir alors qu’il «risque sa peau», «des grandes gueules enfermées dans leur tour d’ivoire, qui ne comprennent rien». Le même jour, un collectif de syndicats grenoblois, dont la CGT Université, Solidaires étudiant·e·s, SUD éducation ou l’Unef, prend position contre ce «recours irraisonné aux médias» et demande à Sciences-Po «de condamner les propos» de l’enseignant.

Le conseil d’administration de l’IEP franchit le pas dans la journée, enjoignant Klaus Kinzler à respecter «son devoir de réserve». Le CA estime qu’il a «transgressé […] les règles établies et légitimes de l’échange académique» et tacle aussi le second enseignant visé par le collage, au nom de la «liberté syndicale». Ce maître de conférences en science politique, T., soutien de Klaus Kinzler, engagé dans l’Observatoire du décolonialisme et chroniqueur à Atlantico, a tenté d’exclure de ses enseignements les syndicalistes étudiants qui cherchaient à vérifier s’il ne développait pas d’idées islamophobes dans l’un de ses cours, afin d’en demander la suppression le cas échéant. La directrice de l’IEP, Sabine Saurugger, professeure de sciences politiques, précise ce «rappel à l’ordre» à l’issue du CA : elle mentionne, sans détailler, «le ton extrêmement problématique» de Klaus Kinzler et la décision «clairement discriminatoire» de T..

Inquiétude des étudiants

Tout cela reste trop sibyllin face au germaniste survolté. Sur France 5 mercredi, il fustige «une nouvelle génération de maîtres de conférences et de professeurs bourrés d’idéologie» qui «mélangent militantisme et science»«Il est en roue libre, lâche Simon Persico, professeur de sciences politiques à l’IEP, le premier à s’exprimer publiquement. Il ment sans vergogne car il a d’abord reçu notre soutien, massif, face à cet affichage odieux. Sa stratégie de communication hyperviolente offre une vision mensongère de notre institut où l’on respecte le pluralisme. C’est gravissime.» Et de tenter d’expliquer la paralysie de l’institution : «Il est difficile de contrer ce récit journalistique dominant et consensuel, dans lequel notre collègue est présenté comme une victime de “l’islamo-gauchisme…»

Gilles Bastin, professeur de sociologie de l’IEP, complète : «Beaucoup parmi nous sont soucieux de ne pas souffler sur les braises : il y a une peur évidente que tout cela finisse mal.» Il a pourtant lui aussi décidé de rompre le silence : «Klaus Kinzler n’a jamais été censuré : c’est au contraire lui qui a imposé le retrait du terme islamophobie” de la conférence du 26 janvier [celle qui était préparée par le groupe de travail de décembre au centre du conflit, ndlr], pour des raisons idéologiques et au moyen de pressions inacceptables.» Pour l’enseignant-chercheur, son collègue«s’inscrit dans la stratégie du gouvernement qui martèle que les sciences sociales sont “gangrénées” par un prétendu islamo-gauchisme”». Il dénonce «la gravité de cette attaque» qui vise «à en finir avec la liberté de la recherche».

Certains étudiants se disent, eux, «effarés» : «On voudrait tous que ça se calme et que cela soit réglé en interne», résume Chloé, en troisième année. Dans un texte publié par Mediapart, sept étudiants, après avoir disqualifié Klaus Kinzler pour ses propos «indignes» et T. pour son action «intolérable», dénoncent «l’absence de discussion» au sein de l’Institut et «une récupération du débat par des politiques et des médias». Ces étudiants, engagés dans le combat contre les violences sexistes et sexuelles à Sciences-Po, exigent «d’être entendus et pris au sérieux», insiste Chloé. «Les promos sont de plus en plus résolues, poursuit Alex, lui aussi en troisième année. Les propos misogynes ou discriminatoires ne sont plus tolérés. Face à cette exigence, Kinzler et T. tombent de haut, tandis que la direction et l’administration sont à la rue.»

Deux inspecteurs généraux, dépêchés par la ministre de l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal, sont au travail à Grenoble depuis mercredi pour tenter d’établir les responsabilités des uns et des autres. Réunis en AG ce vendredi, les enseignants et personnels de l’IEP ont voté à l’unanimité une motion de soutien à leur directrice et son équipe.

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