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samedi 13 mars 2021

Brésil : Lula revient en force sur fond de flambée de Covid

 A un an et huit mois de la présidentielle, le retour fracassant du leader de gauche, redevenu éligible après l’annulation de ses condamnations, rebat les cartes politiques.

par Chantal Rayes, correspondante à São Paulo
publié le 12 mars 2021 à 16h53

Il y avait longtemps que l’on ne voyait plus Jair Bolsonaro portant le masque, cet accessoire tout juste bon pour «se le fourrer dans le c…», selon le mot, tout en finesse, de son député de fils, Eduardo. Mercredi, le chef de l’Etat brésilien est pourtant apparu nez et bouche couverts – mais regard inquiet – devant les caméras, pour promulguer très ostensiblement des textes de loi ouvrant la voie à l’acquisition des vaccins contre le Covid-19, qui fait des ravages dans le pays (273 000 décès sur près de 11,3 millions de cas, au 11 mars). Objectif : faire mentir Lula qui, au même moment, prononçait un discours au brûlot contre l’invraisemblable gestion de la crise sanitaire par l’extrême droite au pouvoir : rejet des gestes barrière et du «restez chez vous», campagne en règle contre le vaccin, capable de «vous transformer en alligator», vaccination au compte-gouttes, par manque de doses.

«Polarisation centrifuge»

Lula à nouveau éligible, le chef historique du Parti des travailleurs (PT), qui présida le Brésil pendant deux mandats (2003-2010), n’y croyait plus lui-même. Son fracassant retour dans l’arène, après l’annulation, le 8 mars, de ses condamnations au pénal dans le cadre de l’enquête Lava Jato sur les détournements au sein du groupe pétrolier Petrobras, provoque un séisme politique au Brésil. A un an et huit mois de la présidentielle, les cartes sont rebattues, et la panique s’est emparée de Brasília. Et pour cause. «Lula est le seul capable de battre Bolsonaro,explique Maria de Socorro Sousa Braga, professeure de sciences politiques à l’université fédérale de São Carlos. Mais aujourd’hui, aucun des deux ne fait bonne figure devant les Brésiliens. Jair Bolsonaro perd du terrain, sa gestion erratique de la crise du Covid débordant désormais sur l’économie. Quant à Lula et au PT, ils ne sont pas remis de leurs revers, en tête desquels la montée d’un fort sentiment anti-PT qui ne se limite pas au camp bolsonariste.»

Lorsqu’il quitte le pouvoir, en 2010, Lula est au zénith, avec une popularité jamais vue de plus de 80%. Il est retombé à sa cote d’«avant», certes considérable, d’environ 30%, à peine un peu moins que l’actuel président. Aucun autre des opposants de Bolsonaro ne part d’un plancher aussi élevé, selon un dernier sondage. L’entrée du leader de gauche dans la course réduit donc largement les chances d’une troisième voie entre les deux protagonistes de la politique brésilienne. «Nous courons le risque d’une polarisation centrifuge, porteuse de radicalisation politique, s’inquiète la politologue Maria Celina d’Araujo, de la fondation Getulio-Vargas. Chacun des deux va tirer la corde de son côté, au risque de la faire craquer.» Quant à la droite libérale, qui commençait à prendre ses distances avec Bolsonaro, elle risquerait désormais de se raviser face à la possibilité concrète d’un retour de la gauche. «Le facteur Lula ébranle la position de favori qu’occupe Bolsonaro, en tant que président disputant sa propre succession, observe pour sa part Malco Camargos, professeur à la Pontificale université catholique du Minas Gerais. Il n’affrontera pas un candidat sans expérience mais un ancien président. L’électeur aura alors le loisir de confronter sa vie sous Bolsonaro avec celle, marquée par le bien-être social, qui était la sienne sous Lula.»

Erosion démocratique

Le patron du PT a annoncé la couleur dans le discours qui a marqué son come-back au syndicat des métallos de São Bernardo, où il commença sa carrière politique sous la dictature (1964-1985). Un discours dur contre Bolsonaro (qui «ne sait pas si la terre est ronde»), mais habilement conciliant à l’endroit du centre et de la droite. Pas un mot en revanche sur l’érosion démocratique en cours sous un président qui loue la dictature et ses tortionnaires. Pour le PT, le sujet «n’ôterait pas une seule voix à Bolsonaro».

Lula se portera-t-il seulement candidat ? «Ce serait trop mesquin d’en parler à ce stade», a lâché l’intéressé, niant l’évidence. La justice, qui doit encore décider d’abandonner ou non les poursuites contre lui, n’aura pas le temps de le rendre une nouvelle fois inéligible. Il faudrait pour cela une condamnation en appel, comme celle qui l’avait conduit en prison, l’empêchant de se porter candidat il y a deux ans face à Bolsonaro. «Reste à savoir si l’armée, la principale alliée de l’actuel chef de l’Etat, lui-même ancien capitaine d’artillerie, interviendrait pour empêcher une candidature de Lula, reprend Malco Camargos. Par exemple en annulant les prochaines élections. Le risque de rupture démocratique existe bel et bien. Les militaires, que l’on croyait à jamais rentrés dans les casernes après la fin de la dictature, sont revenus au pouvoir grâce à Bolsonaro et ne veulent plus le quitter. Les institutions brésiliennes ne doivent pas baisser la garde.»

Blocages à gauche : la soupe à l’union

 Face à la menace d’un duel Macron-Le Pen en 2022 et l’effritement du «barrage républicain», les partis savent qu’une alliance au premier tour est la seule solution... mais trouvent toutes sortes de raisons pour ne pas la concrétiser. Si des accords semblent possibles au niveau régional, comme dans les Hauts-de-France, ils paraissent hors de portée au niveau national. Passage en revue des obstacles.

par Rachid Laïreche et Charlotte Belaïch
publié le 12 mars 2021 à 20h48

Une situation complexe : les dirigeants de gauche ressemblent à une très grande majorité des citoyens, ils ne veulent pas d’une autre finale entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Une nouvelle élimination de la gauche au premier tour de la présidentielle serait dramatique et elle ne serait pas certaine de s’en relever. Les différentes figures rouges, roses ou vertes en sont bien conscientes et parlent toutes de rassemblement. Les différences sur le fond ? Pas question de planquer sous le tapis les divergences sur l’Europe ou l’économie, mais elles ne sont pas insurmontables pour autant. Le hic : chaque couleur se voit porter le drapeau. Le temps presse. La présidentielle arrive vite − treize mois − et une dynamique ne se fait pas d’un coup de baguette magique. Une autre réalité : même rassemblée, la gauche n’est pas certaine de rafler une mise alors divisée... Cette semaine, un phénomène rare s’est produit : une alliance, dans le nord du pays, qui regroupe Europe Ecologie-les Verts (EE-LV), le Parti socialiste (PS), le Parti communiste (PCF) et La France insoumise (LFI). Fin juin, l’écologiste Karima Delli tentera de détrôner la droite de Xavier Bertrand, installée en 2015 dans un hôtel de région que la gauche avait occupé sans discontinuer depuis 1974. Preuve que (parfois) l’union est possible à l’échelon local. Mais alors, pourquoi ça bloque ?

Régionales : le premier test

Les prochaines élections locales (13 et 20 juin) auraient pu préfigurer l’union présidentielle. Une première étape, plus simple : pas de désaccords criant à cette échelle et, avec les départementales organisées le même jour, plein de places à se partager. Le PS, le PCF et les insoumis espéraient des accords nationaux : à toi l’Ile-de-France, à moi la Bretagne. Mais les écolos ont décliné. La faute à leur organisation partisane : chez eux, chaque région est autonome. Ce sont donc les dirigeants locaux qui décident des alliances. Ça tombe bien, car après leurs succès aux européennes et aux municipales, les Verts veulent poursuivre leur entreprise d’affirmation : se lancer seuls au premier tour en espérant arriver devant les alliés du second et, ainsi, faire comprendre qui mène désormais la gauche. Lorsque l’accord dans les Hauts-de-France a été annoncé, tout le monde a applaudi. Mais les mêmes qui ont dit bravo chez les autres se disputent chez eux. Quand elles ne se sentent pas trop menacées par les droites, les gauches se toisent. Elles attendent les résultats pour parler des choses sérieuses en ayant une idée des forces de chacun. Un écolo résume : «Chacun présente son programme au premier tour, c’est une sorte de primaire : ça peut se comprendre mais il ne faudrait pas tomber dans le refus du dialogue et les attaques.» Cela laisse forcément des traces.

EE-LV : une primaire qui dérange

Elle est placée au milieu du décor. La primaire d’EE-LV aura lieu à la fin du mois de septembre. Les règles ne sont pas encore officielles. La liste des candidats en gestation. On devrait y retrouver, derrière l’eurodéputé Yannick Jadot, l’ancienne numéro 2 du parti, Sandrine Rousseau, et le maire de Grenoble, Eric Piolle. D’autres ? Peut-être l’ex-ministre de l’Environnement de Jacques Chirac Corinne Lepage, sûrement l’ancienne ministre de l’Ecologie de François Hollande Delphine Batho, voire le député ex-marcheur Matthieu Orphelin, un proche de Nicolas Hulot. Le timing interroge les gauches. Le premier secrétaire du PS, Olivier Faure, expliquait récemment : «Pourquoi une primaire entre eux ? Pourquoi en septembre ? Ça freine toutes les discussions. La situation est étrange : nous devons attendre qu’ils désignent leur candidat avant de discuter.» Le calendrier des écologistes pousse donc les socialistes à s’organiser dans leur coin. Pas question d’attendre la fin du mois de septembre pour prendre des décisions. Cet été, les Verts seront en pleine campagne interne pendant que les roses présenteront leur programme présidentiel. Une autre question : que fera le champion de la primaire ? On se souvient que la dernière fois, en 2016, le vainqueur se nommait Yannick Jadot. Quelques semaines après, il s’était finalement rangé derrière le socialiste Benoît Hamon. Une première pour les écolos, qui présentent leur propre candidat depuis René Dumont en 1974. La suite, tout le monde la connaît : 6,4% des voix à la présidentielle pour le socialiste uni aux écologistes. Cette fois, ces derniers jurent la main sur le cœur qu’ils iront au bout. Les prétendants expliquent les uns après les autres qu’ils feront le nécessaire pour rassembler les gauches derrière eux. Et l’inverse ? Aujourd’hui, les Verts ne veulent pas en entendre parler.

PS : le risque de la condescendance

Le problème, c’est que leurs aînés socialistes ne veulent pas laisser la place. Depuis que Faure, arrivé à la tête du PS en 2018, prône l’union quitte à se mettre en retrait, une partie des troupes s’étrangle. Dans leur logiciel, ils restent la force centrale de la gauche. Leur argumentaire : certes, les écolos font de bons scores, mais qui a le plus d’élus ? Un état d’esprit qui se traduit dans les discussions avec les partenaires. Les Verts, notamment, déplorent souvent la condescendance des roses qui arrivent à la table des négociations en pensant distribuer les places derrière eux. «Il y a une génération qui n’a jamais envisagé autre chose que la réaffirmation d’une identité socialiste, sans qu’on sache toujours ce que c’est, admet Gabrielle Siry, porte-parole du PS. Mais à partir du moment où on prône l’union, c’est logique de dire qu’on peut envisager que ce soit derrière une autre force.» Pour certains socialistes, l’absence d’un des leurs à la présidentielle signifierait au contraire la disparition du parti. Pour montrer que leur espèce est peut-être en danger mais pas encore éteinte, ils étaient même prêts à présenter une candidature de témoignage quitte à tirer un trait sur la victoire en 2022. L’hypothèse d’une candidature d’Anne Hidalgo leur a donc fait pousser un long soupir de soulagement. Résultat : les mêmes qui observaient la maire de Paris avec dédain encensent aujourd’hui la meilleure d’entre eux.

Bataille d’ego : tous perdants

Les machines partisanes ne sont pas seules responsables du blocage. La volonté de chaque prétendant à l’Elysée y participe aussi. Mélenchon, Hidalgo, Jadot, Piolle, Rousseau... tous ceux qui pensent à 2022 jouent au bras de fer. Ils savent que, tous candidats, ils seront tous perdants. Mais qui cédera en premier ? A plus d’un an de la présidentielle, ils se regardent monter et descendre dans les sondages. Chacun espère que le socle du concurrent s’effritera, le poussant à se retirer pour ne pas être tenu responsable de la défaite. L’écolo Jérôme Gleizes analyse : «Tant que les sondages ne bougeront pas, les gens ne bougeront pas. Personne ne va vouloir faire moins de 7%. Si trois candidats restent entre 7% et 12%, ce sera le pire scénario : ça ne permet pas de gagner, mais personne n’est humilié.» Cette période de latence n’est pas synonyme de passivité. Encouragé par les entourages, on se montre, on se démarque et on se cogne parfois, espérant apparaître comme la meilleure alternative au duel annoncé entre Le Pen et Macron. Les écolos en ont fait l’expérience, quand la maire socialiste de Paris les a accusés d’être «ambigus» dans leur rapport à la République. Un jeu qui ne facilite pas les discussions : il dégrade les relations entre les uns et les autres, quand elles ne sont pas déjà abîmées.

LFI : qui m’aime me suive

Jean-Luc Mélenchon est, lui, déjà en cam­pagne. Début novembre, l’insoumis a organisé une petite réunion avec ses proches pour mettre au point les derniers détails. Il a annoncé sa candidature le lendemain. L’union de la gauche ? Mélenchon se tient à l’écart. Pas de temps à perdre avec les discussions. Il répète souvent : les désaccords sont nombreux et ne se règlent pas «sur un coin de table». Une alliance entre les écologistes et les socialistes ? Il fait mine de s’en moquer. Aujourd’hui, il y croit peu. Demain est un autre jour. Une tête pensante du PS voit les choses comme ça : «La gauche divisée est une bonne nouvelle pour lui car il est le plus fort individuellement, il espère devenir le vote utile. Mais si une alliance pousse à côté de lui, sa stratégie peut se retourner contre lui.» Le futur le dira. En attendant, il brandit son programme, l’Avenir en commun, pour tenter de rassembler le maximum d’âmes autour de lui. La réalité : une grande alliance qui réunit toute la gauche – des socialistes aux insoumis – est un songe. La course est lancée. Certains rêvent secrètement du scénario suivant : un Mélenchon distancé qui se range derrière un autre candidat de gauche dans la dernière ligne droite. Un scénario à la saison 3 de Baron noir, la série politique de Canal+. Le député LFI de Seine-Saint-Denis Alexis Corbière pose la question autrement : «Demain, si nous sommes en tête de tous les sondages, est-ce que le reste de la gauche, comme vous dites, se rangera derrière nous ?» Le serpent se mord la queue.

Chloé Morin, 100% montante

 La politologue de 32 ans, ancienne conseillère à Matignon sous Ayrault et Valls, est une spécialiste de l’opinion qui pointe la progression du populisme et la défiance envers les élites. 

par Virginie Bloch-Lainé et photo Frédéric Stucin
publié le 12 mars 2021 à 20h00

Elle est grave, mais pas au sens où l’entendent les jeunes. Elle est réservée. Alors que tout lui réussit, qu’on la lit dans les journaux et qu’on la voit souvent à la télé, la politologue en vogue ne se comporte pas en conquérante. Sa méfiance se lit sur son visage. Poids plume, elle paraît fraîche émoulue d’une classe de terminale. Elle est rock du bas et sage du haut. Son pantalon en cuir noir parsemé de motifs de treillis kaki, ses bottes de motarde et sa ceinture rose sont tempérés par un blazer et une écharpe bleue passe-partout. Drôle de mélange.

Nous la rencontrons chez Gallimard, l’éditeur de son nouvel essai. «On a parfois envie de lui dire d’être moins sérieuse», observe Manuel Valls. Chloé Morin a travaillé deux ans à son cabinet alors qu’il était Premier ministre. A 26 ans, elle était en charge des analyses d’opinion. Valls appréciait l’originalité de ses conclusions, à la fois travaillées et intuitives : «Elle était précieuse. Chloé est loin de la pensée toute faite. Elle va peser dans le débat d’idées.» Chloé Morin faisait partie du cabinet du prédécesseur de Valls, Jean-Marc Ayrault. Olivier Faure avait repéré qu’elle était talentueuse et avant lui, Martin Hirsch l’avait compris aussi. Elle lui a envoyé sa candidature quand elle a estimé qu’il était temps pour elle de gagner sa vie : «Mon CV est arrivé dans le creux du mois d’août, c’est sans doute pour ça que Martin y a fait attention.» Assurément ambitieuse, elle ne pèche pas par excès de confiance. Elle est complexe, contradictoire. Hirsch siégeait dans une commission qui planchait sur un socle de protection sociale universelle : «Je devais étudier différents systèmes. J’ai commencé à comprendre ce qu’était la décision politique.» Elle avait seulement 22 ans.

La rigueur et l’intelligence que dégage Chloé Morin lorsqu’elle s’exprime sont évidentes. De gauche, «vallsiste en ce qui concerne la laïcité», l’«experte associée à la Fondation Jean-Jaurès» est l’analyste politique qui monte dans un milieu où, remarque-t-elle, «toutes les têtes de pont sont des hommes, sauf la patronne du département opinion de BVA. Les médias étant soucieux de parité, c’est ce qui a permis que j’y aie accès plus facilement». Pas seulement, évidemment. Télés et radios l’invitent pour commenter le sujet du moment : la défiance de l’opinion envers les élites et l’essor du populisme, dans lequel elle voit le symptôme et non la cause d’une crise de la démocratie. C’est le thème de son nouveau livre. Il y a quatre mois seulement, elle en publiait un autre, sévère envers la haute fonction publique et l’entre-soi qui s’y cultive, les Inamovibles de la République : «Des collègues disent que je l’ai écrit pour me faire de la publicité.» L’opinion publique, c’est vrai, ne porte pas les énarques dans son cœur. Le texte ne fait pas de quartier, il met tous les hauts fonctionnaires dans le même panier. Valls : «Je lui ai rappelé - d’ailleurs elle en convient - qu’elle a aussi rencontré des hauts fonctionnaires remarquables.» Les énarques en effet ne se comportent pas tous comme Marc Guillaume.

«Ma ligne politique est plutôt celle [de Macron], sauf pour la laïcité, parce que je ne le trouve pas clair. Mais je n’allais pas voter Hamon.»

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Le rythme soutenu de ses publications surprend. Anne Sinclair l’a rencontrée par l’intermédiaire de la Fondation Jean-Jaurès et admire la qualité de ses textes, «écrits à la vitesse de la lumière.» «Elle écrit vite et bien», renchérit Frédéric Dabi, directeur général adjoint de l’Ifop. Il l’a connue au cabinet d’Ayrault. Les instituts de sondages fournissaient à Morin des chiffres qu’elle analysait : «C’est une cérébrale, pas une communicante.» Ce qui ne veut pas dire qu’elle méprise la communication : «La politique, c’est de la communication. Le côté Traçons notre route, les Français ne nous comprennent pas parce qu’ils sont débiles, donc on ne leur explique rien et à la fin, ça paiera, non merci. La démocratie, c’est autant faire que faire savoir.»La célébration de la victoire d’Emmanuel Macron à La Rotonde l’a choquée, mais elle a voté pour lui aux deux tours : «Ma ligne politique est plutôt la sienne, sauf pour la laïcité, parce que je ne le trouve pas clair. Mais je n’allais pas voter Hamon.»

Chloé Morin n’est pas chaleureuse. Elle est néanmoins agréable. Sans chichis, elle va droit au but, il n’y a pas de gras. L’intérieur de ses poignets est tatoué, les quatre éléments d’un côté, de l’autre l’unalome, «un truc bouddhiste qui symbolise le cheminement vers la connaissance».Comment la qualifier ? Chloé Morin n’est pas un bulldozer. Disons qu’elle est une force vive. Ses deux parents sont médecins généralistes en Ardèche. Elle a grandi à Vallon-Pont-d’Arc : «Beaucoup de touristes l’été, pas grand-chose à faire l’hiver.» Inscrite dans un établissement catholique d’Aubenas, elle y apprend l’anglais de façon intensive : «Comme tous les gens de la classe moyenne, mes parents visaient ce qu’il y avait de meilleur pour moi.» Bachelière avec un an d’avance, elle envisage une prépa HEC au Lycée du Parc à Lyon, mais une patiente de son père lui conseille Sciences-Po. Elle est admise, à Paris. «Autant dire que j’ai détesté», à cause du fossé culturel qui séparait Parisiens et provinciaux. Chloé Morin est souvent désabusée. La matière où elle se sentait à l’aise était l’économie, enseignée par un prof «charismatique», DSK. Puis elle est partie un an à la London School of Economics : «C’était passionnant et moins snob que Sciences-Po. J’ai fait de la recherche en histoire économique. Il s’agissait de savoir pourquoi certaines économies se développent et d’autres pas. J’ai commencé à m’intéresser à l’analyse des sociétés au sens large.»

Chloé Morin vient de fonder son cabinet de conseil après un bref passage chez Ipsos («Je ne peux pas travailler sur ce qui ne me passionne pas»). Elle dit ne pas bien gagner sa vie, mais «la stabilité compte davantage pour moi que l’enrichissement.» Elle habite seule, à côté du marché d’Aligre. Sans élaborer un plan de carrière, elle sait qu’elle ne veut être «ni apparatchik, ni élue».Pourtant, la politique la passionne : «A cause de la façon dont les idées cheminent à travers la société. Et je suis intuitive, j’aime me mettre à la place des gens.» La lecture de romans lui permet d’aiguiser sa connaissance de la vie psychique. Mais n’est-elle pas en train de rejoindre l’élite qu’elle critique ? «Un copain m’a fait cette remarque. Ça m’énerve. Ce n’est pas parce que je passe à la télé que je fais partie de l’élite. Je continue de m’identifier à ceux qui n’ont pas de réseaux.» Au moment de nous quitter, elle dit : «Vous pouvez aussi contacter des gens de droite pour le portrait. Je m’entends bien avec Xavier Bertrand par exemple.»


28 février 1988 Naissance à Saint-Martin-d’Hères (Isère).

2005 Sciences-Po Paris.

2012 Cabinet d’Ayrault.

2014 Cabinet de Valls.

2020 Les Inamovibles de la République (L’Aube).

Février 2021 Le Populisme au secours de la démocratie ? (Gallimard, coll. «Le Débat»).

Sciences-Po Grenoble : une semaine de tempête médiatique sur fond d’«islamo-gauchisme»

 L’institut d’études politiques peine à émerger des polémiques alimentées par deux de ses professeurs sur fond de débat national sur la prétendue incursion d’«islamo-gauchisme» dans l’enseignement supérieur et la recherche.

par François Carrel, correspondant à Grenoble
publié le 13 mars 2021 à 11h02

Sciences-Po Grenoble pensait avoir touché le fond après l’affichage non revendiqué, le 4 mars sur ses murs, des noms de deux de ses enseignants accusés d’être des «fascistes» aux penchants islamophobes. Si les auteurs de l’affiche restent inconnus jusqu’ici, la situation a tourné cette semaine au lynchage médiatique pour cet institut d’études politiques (IEP). Sans que sa communauté étudiante et enseignante, tétanisée, ne soit en mesure de calmer la tempête.

L’affiche accusatrice a suscité un tollé national, d’autant que des syndicats étudiants locaux ont relayé momentanément et très «maladroitement» comme l’a reconnu l’Unef, une photo du collage. En plein week-end, le 6 mars, la justice lance une enquête pour «injure publique» et «dégradation» ; des élus de tous bords et des membres du gouvernement s’émeuvent ; les directions de l’IEP et de l’Université Grenoble-Alpes (UGA) condamnent l’affichage tandis que le ministre de l’Intérieur place sous protection policière les enseignants visés.

L’un d’eux, Klaus Kinzler, agrégé d’allemand, s’indigne à visage découvert : la liberté d’expression, en particulier au sujet de l’islam, est selon lui menacée au sein de l’IEP, explique-t-il dans plusieurs interviews aux médias nationaux durant le week-end. Rares sont les professeurs à répondre, et ils le font anonymement : la direction les a exhortés à la plus grande retenue. Lundi, après une AG, ils publient tout de même un communiqué prudent : s’ils condamnent «fortement et fermement» le collage, ils rappellent que les débats «doivent se tenir dans le respect des principes de modération, de respect mutuel, de tolérance et de laïcité».

«Grandes gueules»

Cette réponse voilée à Klaus Kinzler fait référence à son rejet virulent, en décembre, du concept d’islamophobie au sein d’un groupe de travail réunissant des étudiants et l’une de ses collègues, maîtresse de conférences spécialiste du Maghreb colonial et membre du prestigieux Institut Universitaire de France. Lors de cette querelle et de ses suites, le prof d’allemand a franchi plusieurs lignes blanches, sur le fond comme sur la forme, et a été notamment recadré par la direction de Pacte, le labo de recherche en sciences sociales CNRS /Sciences-Po Grenoble /UGA.

Klaus Kinzler intensifie encore sa campagne, enchaînant les interviews «en guerrier», non sans gourmandise. Sur CNews mardi, il dénonce les enseignants-chercheurs incapables de le soutenir alors qu’il «risque sa peau», «des grandes gueules enfermées dans leur tour d’ivoire, qui ne comprennent rien». Le même jour, un collectif de syndicats grenoblois, dont la CGT Université, Solidaires étudiant·e·s, SUD éducation ou l’Unef, prend position contre ce «recours irraisonné aux médias» et demande à Sciences-Po «de condamner les propos» de l’enseignant.

Le conseil d’administration de l’IEP franchit le pas dans la journée, enjoignant Klaus Kinzler à respecter «son devoir de réserve». Le CA estime qu’il a «transgressé […] les règles établies et légitimes de l’échange académique» et tacle aussi le second enseignant visé par le collage, au nom de la «liberté syndicale». Ce maître de conférences en science politique, T., soutien de Klaus Kinzler, engagé dans l’Observatoire du décolonialisme et chroniqueur à Atlantico, a tenté d’exclure de ses enseignements les syndicalistes étudiants qui cherchaient à vérifier s’il ne développait pas d’idées islamophobes dans l’un de ses cours, afin d’en demander la suppression le cas échéant. La directrice de l’IEP, Sabine Saurugger, professeure de sciences politiques, précise ce «rappel à l’ordre» à l’issue du CA : elle mentionne, sans détailler, «le ton extrêmement problématique» de Klaus Kinzler et la décision «clairement discriminatoire» de T..

Inquiétude des étudiants

Tout cela reste trop sibyllin face au germaniste survolté. Sur France 5 mercredi, il fustige «une nouvelle génération de maîtres de conférences et de professeurs bourrés d’idéologie» qui «mélangent militantisme et science»«Il est en roue libre, lâche Simon Persico, professeur de sciences politiques à l’IEP, le premier à s’exprimer publiquement. Il ment sans vergogne car il a d’abord reçu notre soutien, massif, face à cet affichage odieux. Sa stratégie de communication hyperviolente offre une vision mensongère de notre institut où l’on respecte le pluralisme. C’est gravissime.» Et de tenter d’expliquer la paralysie de l’institution : «Il est difficile de contrer ce récit journalistique dominant et consensuel, dans lequel notre collègue est présenté comme une victime de “l’islamo-gauchisme…»

Gilles Bastin, professeur de sociologie de l’IEP, complète : «Beaucoup parmi nous sont soucieux de ne pas souffler sur les braises : il y a une peur évidente que tout cela finisse mal.» Il a pourtant lui aussi décidé de rompre le silence : «Klaus Kinzler n’a jamais été censuré : c’est au contraire lui qui a imposé le retrait du terme islamophobie” de la conférence du 26 janvier [celle qui était préparée par le groupe de travail de décembre au centre du conflit, ndlr], pour des raisons idéologiques et au moyen de pressions inacceptables.» Pour l’enseignant-chercheur, son collègue«s’inscrit dans la stratégie du gouvernement qui martèle que les sciences sociales sont “gangrénées” par un prétendu islamo-gauchisme”». Il dénonce «la gravité de cette attaque» qui vise «à en finir avec la liberté de la recherche».

Certains étudiants se disent, eux, «effarés» : «On voudrait tous que ça se calme et que cela soit réglé en interne», résume Chloé, en troisième année. Dans un texte publié par Mediapart, sept étudiants, après avoir disqualifié Klaus Kinzler pour ses propos «indignes» et T. pour son action «intolérable», dénoncent «l’absence de discussion» au sein de l’Institut et «une récupération du débat par des politiques et des médias». Ces étudiants, engagés dans le combat contre les violences sexistes et sexuelles à Sciences-Po, exigent «d’être entendus et pris au sérieux», insiste Chloé. «Les promos sont de plus en plus résolues, poursuit Alex, lui aussi en troisième année. Les propos misogynes ou discriminatoires ne sont plus tolérés. Face à cette exigence, Kinzler et T. tombent de haut, tandis que la direction et l’administration sont à la rue.»

Deux inspecteurs généraux, dépêchés par la ministre de l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal, sont au travail à Grenoble depuis mercredi pour tenter d’établir les responsabilités des uns et des autres. Réunis en AG ce vendredi, les enseignants et personnels de l’IEP ont voté à l’unanimité une motion de soutien à leur directrice et son équipe.

jeudi 11 mars 2021

Référendum sur le climat, promesse mort-née d’Emmanuel Macron

 

Le projet de loi constitutionnelle sur le climat, qu’Emmanuel Macron proposait de soumettre par voie référendaire, a toutes les chances d’échouer. Une aubaine pour le président de la République qui, comme tous ses prédécesseurs, redoute l’utilisation de ce levier institutionnel.

L’Assemblée nationale examine, depuis quelques jours, un projet de loi constitutionnelle qui a toutes les chances de ne jamais aboutir. Un article, un seul, prévoyant d’inscrire dans la Constitution que la France « garantit la préservation de l’environnement et la diversité biologique et lutte contre le dérèglement climatique », comme s’y était engagé Emmanuel Macron, mi-décembre, devant la convention citoyenne pour le climat (CCC). Ce jour-là, le chef de l’État avait dégainé ce va-tout dans l’espoir de cacher ses renoncements sur tous les autres sujets portés par la CCC.

Un deuxième texte, comprenant lui 69 articles, est actuellement discuté en commission au Palais-Bourbon. Mais les 150 volontaires, tirés au sort, qui avaient planché sur le sujet ont d’ores et déjà fait savoir que la traduction législative de leurs travaux était pour le moins décevante. Dix-sept mois après les débuts de leur mission, ils ont adressé, fin février, une note générale de 3,3 sur 10 à la reprise de leurs propositions. Resterait en outre cette modification constitutionnelle que le président de la République a promis de soumettre au référendum, en soulignant toutefois qu’elle devait « d’abord passer par l’Assemblée nationale puis le Sénat et être votée en des termes identiques ».

Barbara Pompili et Emmanuel Macron devant la Convention citoyenne pour le climat, le 14 décembre 2020. © Thibault Camus/POOL/AFPBarbara Pompili et Emmanuel Macron devant la Convention citoyenne pour le climat, le 14 décembre 2020. © Thibault Camus/POOL/AFP

C’est là tout le problème, que résumait en ces termes Benjamin Morel, maître de conférences en droit public à l’université Paris II Panthéon-Assas, dès le mois de décembre : « Avant de soumettre une révision constitutionnelle à référendum, il va falloir l’aval du Sénat selon les dispositions de l’article 89… et c’est loin d’être gagné… encore moins vu le peu de temps restant dans le calendrier parlementaire… un référendum fort peu certain donc. » La droite sénatoriale, majoritaire au Palais du Luxembourg, n’a d’ailleurs pas tardé à signifier qu’elle avait compris les « arrière-pensées » politiques du pouvoir exécutif.

« Nous allons examiner de manière ouverte et positive le texte », assurait le président Les Républicains (LR) du Sénat, mi-janvier, estimant qu’il « n’est pas illégitime de souhaiter une meilleure prise en compte de la préservation de l’environnement ». À ce moment-là, Gérard Larcher avait toutefois posé un certain nombre de conditions à l’aval de sa majorité, à commencer par le fait de « ne pas inscrire dans le préambule de la Constitution ce principe de la protection climatique », mais de « le mettre dans un article au même niveau que d’autres libertés fondamentales, l’égalité entre l’homme et la femme, la liberté d’entreprendre ».

La droite sénatoriale a aussi émis des réserves quant à l’utilisation du terme « garantir », bien trop contraignant à ses yeux. Réserves également soulevées par le Conseil d’État, pour qui l’usage de ce terme pourrait avoir des effets « potentiellement puissants et largement indéterminés », puisque le projet imposerait ainsi une « quasi-obligation de résultat » dont les conséquences sur l’action et la responsabilité des pouvoirs publics « risqueraient d’être plus lourdes et imprévisibles que celles issues du devoir de prendre part à la préservation et à l’amélioration de l’environnement » liées à la Charte de l’environnement, intégrée au « bloc de constitutionnalité » en 2005.

En 2018, le gouvernement avait tenté d’éviter cet écueil en déposant un premier projet de loi constitutionnelle « pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace » dont l’article 2 prévoyait d’ajouter une référence à « l’action contre les changements climatiques » dans l’article 34 de la Constitution, mais avec le verbe « favoriser ». « Je ne garantis pas que le terme “garantir” donne un résultat très positif à tout cela », résume un ministre, qui rappelle qu’un certain nombre de secteurs – il cite notamment les entreprises et les agriculteurs – pourraient y voir un danger bien trop grand pour la suite de leurs activités.

À l’Assemblée, les députés LR ont déposé la moitié des quelque 400 amendements actuellement discutés dans l’hémicycle. « Parmi ceux-ci, souligne l’écologiste Matthieu Orphelin, plus d’une vingtaine […] portent sur le verbe d’action “garantit” (la préservation de l’environnement et de la diversité biologique) que la droite voudrait remplacer par “préserve” ou “agit pour”. » Des débats qui préfigurent, selon lui, la position du Sénat, avec lequel il regrette que le gouvernement n’ait pas engagé une véritable concertation. « Puisqu’il faut l’adoption d’un texte identique par les deux chambres, ne perdons pas de temps à discuter du sexe des anges ! », dit-il.

Les obstacles sont donc nombreux avant d’imaginer qu’un texte, voté dans les mêmes termes par les deux chambres, puisse être soumis au référendum, voie qui nécessiterait par ailleurs de trouver une date pour convoquer les électeurs, dans un contexte épidémique incertain et à quelques mois de la présidentielle. Selon plusieurs sources gouvernementales interrogées par Mediapart, il pourrait y avoir « une fenêtre de tir » au mois de septembre, voire d’octobre, mais à dire vrai, peu de monde y croit vraiment. « Personne n’est en mesure de donner une date pour le référendum, tout simplement car il n’aura pas lieu », affirme Matthieu Orphelin.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, cette absence de consensus entre l’Assemblée et le Sénat est une aubaine pour Emmanuel Macron. Car l’usage du référendum a toujours fait peur aux présidents de la République. « Quand bien même on se mettrait d’accord avec le Sénat, il ne faudrait pas que les gens répondent à une autre question que celle qui est posée… », souffle un ministre. C’est le risque que fait courir le « détournement de l’institution », selon les mots de Laurence Morel, maître de conférences à l’université de Lille et chercheuse associée au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof).

« Ça s’est toujours mal terminé pour les présidents », rappelle-t-elle, égrenant les quelques référendums organisés à leur initiative sous la Ve République, dont celui sur « le projet de loi relatif à la création de régions et à la rénovation du Sénat » du 27 avril 1969, qui avait conduit Charles de Gaulle à la démission. La chercheuse cite aussi « la pire expérience », celle de 2005, lorsque le projet de traité constitutionnel européen fut rejeté par les Français, au terme d’une longue campagne des pouvoirs publics en faveur du « oui ». « Preuve du traumatisme, dit-elle, plus aucun référendum n’a été organisé depuis. Initialement, le référendum n’est pas censé être un outil de relégitimation du président de la République, mais il y a eu un glissement d’enjeu. Désormais, ils ont trop peur que ça se retourne contre eux. »

C’est aussi ce que reconnaissent plusieurs membres de la majorité et du gouvernement interrogés par Mediapart. « Le référendum ne doit pas être un exercice plébiscitaire », affirme un ministre qui regrette « l’incapacité de la France à produire un débat qui puisse être tranché par un référendum citoyen »« Il y a deux outils qu’on ne va pas utiliser avant longtemps : le référendum et la dissolution. Ce sont deux traumatismes », ajoute un député La République en marche (LREM), qui aimerait « dépolitiser les référendums » : « Il faudrait multiplier les initiatives localesCar si le référendum est juste un outil utilisé à la discrétion d’un chef de l’État, on se dit qu’il en attend forcément quelque chose. »

Les institutions de la Ve République offrent au chef de l’État plusieurs leviers démocratiques qu’Emmanuel Macron a écartés au moment de la crise des « gilets jaunes », arguant qu’ils ne résoudraient rien : un changement de gouvernement, et donc de premier ministre ; une dissolution de l’Assemblée ; un référendum. Le premier de ces leviers a finalement été utilisé à l’été 2020, au sortir de la première vague épidémique, pour remplacer Édouard Philippe par Jean Castex. Et effectivement… Ça n’a pas changé grand-chose. « Notre régime fonctionne vraiment mal, déplore Laurence Morel. Le référendum, c’est un peu comme les primaires : les responsables politiques trouvent l’outil intéressant, jusqu’au moment où il ne donne plus le résultat qu’ils escomptaient. »

Pour la chercheuse, il faudrait revoir plus profondément notre système institutionnel, afin d’offrir davantage de respirations démocratiques entre deux élections présidentielles. Mais il faudrait aussi, pour ce faire, « favoriser les initiatives qui viennent d’en bas »« L’avenir, c’est le référendum d’initiative partagée », affirme-t-elle, évoquant ce dispositif prévu par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, mais conçu de façon beaucoup trop contraignante pour être réalisable, comme l’a prouvé l’échec de la procédure engagée, au printemps 2019, sur la question de la privatisation d’Aéroports de Paris (ADP). À l’époque, Emmanuel Macron avait annoncé son intention d’en simplifier les modalités, avant de ne surtout rien faire pour éviter que son projet ne tombe, lui aussi, à l’eau.

En Birmanie, l’armée mène la guerre contre son peuple

 

Depuis le putsch du 1er février, l’armée birmane mène une répression sanglante. Ses cadres se voient comme les gardiens de la nation, l’ultime rempart contre des forces séparatistes qui menaceraient le pays, en particulier les minorités ethniques.

Couché sur le trottoir devant l’hôtel Vista, un trois-étoiles, le tireur embusqué ajuste son tir entre les bars à bières et les restaurants de grillades. Le militaire a été photographié avec son régiment en plein Rangoun, dans le quartier de Sanchaung, jonché de barricades montées par les manifestants contre le coup d’État.

L’image, prise le 2 mars, a beaucoup tourné sur les réseaux sociaux (voir ici). Elle montre des hommes prêts à tuer sous les balcons de la plus grande ville du pays. Une armée avec ses concitoyens en ligne de mire.

Depuis le putsch du 1er février, les militaires mènent, avec l’aide de la police, une violente répression contre leurs opposants (lire ici l’analyse menée par Amnesty International à partir d’une cinquantaine de vidéos). Des tirs à balles réelles, dont certains à la tête, ont fait des dizaines de morts parmi les manifestants qui défient chaque jour la junte.

Plus de deux mille militants, politiques, journalistes ou encore médecins ont déjà été arrêtés ou condamnés, selon l’Association d'assistance aux prisonniers politiques (AAPP). Les forces de sécurité enlèvent les protestataires chez eux à la nuit tombée. Certaines familles n’ont pas de nouvelles depuis des semaines, d’autres retrouvent un cadavre au matin.

Un soldat à Mandalay le 15 février 2021. © STR/AFPUn soldat à Mandalay le 15 février 2021. © STR/AFP

L’armée a repris un pouvoir qu’elle n’avait jamais véritablement lâché. La Constitution de 2008, écrite par ses soins, lui garantit les ministères de l’intérieur, de la défense et des frontières, ainsi que 25 % des sièges au Parlement, créant un régime hybride, auquel participait la Ligue nationale pour la démocratie (LND) d’Aung San Suu Kyi, au gouvernement depuis 2016.

La situation semblait tellement confortable pour les militaires que le putsch a surpris nombre d’observateurs – même si l’armée a toujours été imprévisible, comme l’a montré le déménagement soudain de la capitale à Naypyidaw en 2005.

En revanche, la violence étalée dans les rues de Rangoun et Mandalay n’a surpris personne. « La Tatmadaw [nom de l’armée birmane – ndlr] a une longue histoire de violation des droits de l’homme et de brutalité contre son propre peuple, commente John Quinley III, expert en droits humains pour l’ONG Fortify Rights. Les exécutions extrajudiciaires qu’on observe en ville n’ont rien de nouveau pour les minorités kachin, shan ou rohingya. Elles ont déjà vécu tout ça. »

Depuis l’indépendance du pays, en 1948, l’armée birmane mène en effet des guerres interminables, parmi les plus longues au monde, contre des guérillas ethniques basées dans les régions frontalières. Meurtres, torture, viols, enfants soldats, travail forcé… Un laboratoire du pire.

En 2017, le massacre de la minorité musulmane rohingya dans l’État d’Arakan (ouest du pays), qui a fait plus de 6 700 morts d’après Médecins sans frontières (MSF), a rappelé au monde ce dont l’armée birmane était capable en matière d’atrocités, de pillages et de violences sexuelles. Une mission d’enquête des Nations unies a conclu à des « actes de génocide », appelant à traduire les généraux, dont le putschiste Min Aung Hlaing, devant la justice internationale.

Les divisions d'infanterie légère (light infantry divisions), biberonnées au combat, sont les fantassins de cette guerre sans fin. Parachutées dans les confins pour mater les rébellions, ces troupes d’élite sont aujourd’hui déployées dans les rues de Rangoun et Mandalay. Certaines d’entre elles, comme les 33e et 99e divisions, ont participé au massacre des Rohingyas. « Ils effraient tout le monde. La nuit, je les entends crier “Fuck democracy !” ou “Si tu me regardes, tu meurs !” », témoigne Zaw, un habitant de Sanchaung, à Rangoun.

Le chef de l’armée, Min Aung Hlaing, a gagné du galon dans ces bataillons ultra-violents. « La violence fait partie de leur ADN. Ces soldats sont choisis tout jeunes pour leur brutalité et endurcis par les batailles. Ils ne connaissent que le feu », explique un consultant qui a travaillé sur les négociations de paix entre l’armée et les guérillas ethniques. La cruauté imprègne les rangs. Les déserteurs sont pourchassés, frappés, humiliés par leurs camarades. Les familles sont menacées pour tenter de les faire revenir.

Forte de 350 000 hommes d’après les estimations les plus fiables, l’armée est composée principalement de Bamars bouddhistes, l’ethnie majoritaire. Les cadres se voient comme les gardiens de la nation birmane, l’ultime rempart contre des forces séparatistes qui menaceraient le pays et essaieraient « de briser la Tatmadaw » selon Min Aung Hlaing, dans un discours aux futurs officiers de la Defence Services Academy en 2018.

Difficile pour les minorités, vues avec suspicion, d’obtenir des promotions, voire même d’être enrôlées. « Dans les régions ethniques, les militaires, cernés par la jungle, la malaria et des communautés qui les détestent, considèrent tous les hommes comme des combattants ennemis. Femmes et enfants sont des complices. C’est ça, leur vision des minorités ethniques », affirme Kim Jolliffe, chercheur basé à Bangkok. Les Rohingyas sont comparés à des « puces » dans la presse officielle. Pour qualifier les Karens, des soldats birmans parlent de « mycoses ».

Au commencement, l’armée était pourtant née pour libérer le peuple et lutter contre l’oppression. En 1941, alors que la Birmanie vit sous le joug colonial britannique, un groupe d’indépendantistes fondent, avec le soutien du Japon impérial, l’Armée d’indépendance birmane (Burma Independence Army, BIA). À sa tête, le général Aung San, père d’Aung San Suu Kyi.

En 1945, ses troupes changent de camp et rallient la Grande-Bretagne pour négocier l’indépendance. Mais l’engagement avec les Japonais va laisser des traces, dont une certaine fascination pour le modèle nippon des années 1930-1940, fasciste et xénophobe. « Clairement, la Tatmadaw est aujourd’hui l’une des dernières héritières idéologiques de l’armée impériale japonaise », écrit le chercheur Renaud Egreteau dans Histoire de la Birmanie contemporaine. Le pays des prétoriens (Fayard, 2010).

En 1962, le général Ne Win, un ancien camarade d’Aung San, renverse la jeune démocratie birmane pour prendre le pouvoir. C’est le début de cinq décennies de dictature. Le despote purge l’armée de ses minorités ethniques et religieuses.

Dès les années 1970, dans les régions frontalières, ses soldats développent une violente méthode de contre-insurrection appelée les « quatre entailles ». Il s’agit de couper aux rebelles l’accès au recrutement, à l’information, aux financements et à la nourriture. Sous le vernis tactique, c’est une façon d’écraser la population. Ne Win ne cessera de persécuter les siens. En 1988, alors que le peuple manifeste, il menace : « Quand l’armée tire, c’est pour tuer. » Une phrase qui résonne encore dans les rues de Rangoun.

À l’époque, la junte accroît son emprise sur l’économie. Si le montant de sa fortune reste secrète, on sait qu’elle possède des intérêts dans l’extraction minière, l’immobilier, le tabac ou les télécoms, dirigeant deux conglomérats depuis les années 1990, dont Myanmar Economic Holdings Limited (MEHL), qui aurait reversé 13 milliards d’euros de dividendes à des unités militaires entre 1990 et 2011, selon Amnesty International. « Leurs affaires sont florissantes grâce à des décennies de dictature, de corruption et de détournement d’argent public », assure Yadanar Maung, porte-parole du collectif birman Justice for Myanmar.

Les militaires forment un monde à part. Les soldats vivent avec leurs proches dans des résidences publiques surveillées. Ils ont leurs propres hôpitaux et leurs écoles, où la propagande va bon train.

L’activiste Thinzar Shunlei Yi, fille de militaires, a grandi en vase clos, avant de s’affranchir de cette éducation. « Les gens s’habillaient et parlaient tous de la même façon, se rappelle la jeune femme de 29 ans. L’ambiance était nationaliste. On nous répétait qu’il ne fallait plus jamais être les esclaves des Britanniques. »Beaucoup de Birmans rejoignent l’armée pour échapper à la misère et avoir un emploi fixe, dans un pays où un tiers des habitants vit sous le seuil de pauvreté.

Face aux manifestants, la junte rêve d’un front indivisible. En réalité, des gouffres existent au sein de l’armée, entre les divisions promptes aux exactions et les autres bataillons, mais aussi entre les généraux, nichés dans leurs villas à Naypyidaw, et les recrues fauchées.

L’opposition compte sur les déserteurs pour affaiblir les militaires. Ceux-ci sont rares, mais ils existent. Le 4 mars, un capitaine annonçait sur Facebook qu’il rejoignait le mouvement de désobéissance civile : « Je ne peux pas accepter que nos armes soient utilisées contre la population. » Le fugitif, qui disait prendre d’« énormes risques », aimerait que sa défection inspire : « Même si je suis le premier à m’exprimer, sachez qu’il m’a fallu 33 jours pour me décider. Donc beaucoup d’autres pourraient nous rejoindre bientôt. »

 
 
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