A un an et huit mois de la présidentielle, le retour fracassant du leader de gauche, redevenu éligible après l’annulation de ses condamnations, rebat les cartes politiques.
par Chantal Rayes, correspondante à São PauloIl y avait longtemps que l’on ne voyait plus Jair Bolsonaro portant le masque, cet accessoire tout juste bon pour «se le fourrer dans le c…», selon le mot, tout en finesse, de son député de fils, Eduardo. Mercredi, le chef de l’Etat brésilien est pourtant apparu nez et bouche couverts – mais regard inquiet – devant les caméras, pour promulguer très ostensiblement des textes de loi ouvrant la voie à l’acquisition des vaccins contre le Covid-19, qui fait des ravages dans le pays (273 000 décès sur près de 11,3 millions de cas, au 11 mars). Objectif : faire mentir Lula qui, au même moment, prononçait un discours au brûlot contre l’invraisemblable gestion de la crise sanitaire par l’extrême droite au pouvoir : rejet des gestes barrière et du «restez chez vous», campagne en règle contre le vaccin, capable de «vous transformer en alligator», vaccination au compte-gouttes, par manque de doses.
«Polarisation centrifuge»
Lula à nouveau éligible, le chef historique du Parti des travailleurs (PT), qui présida le Brésil pendant deux mandats (2003-2010), n’y croyait plus lui-même. Son fracassant retour dans l’arène, après l’annulation, le 8 mars, de ses condamnations au pénal dans le cadre de l’enquête Lava Jato sur les détournements au sein du groupe pétrolier Petrobras, provoque un séisme politique au Brésil. A un an et huit mois de la présidentielle, les cartes sont rebattues, et la panique s’est emparée de Brasília. Et pour cause. «Lula est le seul capable de battre Bolsonaro,explique Maria de Socorro Sousa Braga, professeure de sciences politiques à l’université fédérale de São Carlos. Mais aujourd’hui, aucun des deux ne fait bonne figure devant les Brésiliens. Jair Bolsonaro perd du terrain, sa gestion erratique de la crise du Covid débordant désormais sur l’économie. Quant à Lula et au PT, ils ne sont pas remis de leurs revers, en tête desquels la montée d’un fort sentiment anti-PT qui ne se limite pas au camp bolsonariste.»
Lorsqu’il quitte le pouvoir, en 2010, Lula est au zénith, avec une popularité jamais vue de plus de 80%. Il est retombé à sa cote d’«avant», certes considérable, d’environ 30%, à peine un peu moins que l’actuel président. Aucun autre des opposants de Bolsonaro ne part d’un plancher aussi élevé, selon un dernier sondage. L’entrée du leader de gauche dans la course réduit donc largement les chances d’une troisième voie entre les deux protagonistes de la politique brésilienne. «Nous courons le risque d’une polarisation centrifuge, porteuse de radicalisation politique, s’inquiète la politologue Maria Celina d’Araujo, de la fondation Getulio-Vargas. Chacun des deux va tirer la corde de son côté, au risque de la faire craquer.» Quant à la droite libérale, qui commençait à prendre ses distances avec Bolsonaro, elle risquerait désormais de se raviser face à la possibilité concrète d’un retour de la gauche. «Le facteur Lula ébranle la position de favori qu’occupe Bolsonaro, en tant que président disputant sa propre succession, observe pour sa part Malco Camargos, professeur à la Pontificale université catholique du Minas Gerais. Il n’affrontera pas un candidat sans expérience mais un ancien président. L’électeur aura alors le loisir de confronter sa vie sous Bolsonaro avec celle, marquée par le bien-être social, qui était la sienne sous Lula.»
Erosion démocratique
Le patron du PT a annoncé la couleur dans le discours qui a marqué son come-back au syndicat des métallos de São Bernardo, où il commença sa carrière politique sous la dictature (1964-1985). Un discours dur contre Bolsonaro (qui «ne sait pas si la terre est ronde»), mais habilement conciliant à l’endroit du centre et de la droite. Pas un mot en revanche sur l’érosion démocratique en cours sous un président qui loue la dictature et ses tortionnaires. Pour le PT, le sujet «n’ôterait pas une seule voix à Bolsonaro».
Lula se portera-t-il seulement candidat ? «Ce serait trop mesquin d’en parler à ce stade», a lâché l’intéressé, niant l’évidence. La justice, qui doit encore décider d’abandonner ou non les poursuites contre lui, n’aura pas le temps de le rendre une nouvelle fois inéligible. Il faudrait pour cela une condamnation en appel, comme celle qui l’avait conduit en prison, l’empêchant de se porter candidat il y a deux ans face à Bolsonaro. «Reste à savoir si l’armée, la principale alliée de l’actuel chef de l’Etat, lui-même ancien capitaine d’artillerie, interviendrait pour empêcher une candidature de Lula, reprend Malco Camargos. Par exemple en annulant les prochaines élections. Le risque de rupture démocratique existe bel et bien. Les militaires, que l’on croyait à jamais rentrés dans les casernes après la fin de la dictature, sont revenus au pouvoir grâce à Bolsonaro et ne veulent plus le quitter. Les institutions brésiliennes ne doivent pas baisser la garde.»